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Catalogue
Preface
Mirbeau, Gustave: Sur M. Félix Vallotton, p. 3-11.
Catalogue Structure
Mirbeau, Octave: Sur M. Félix Vallotton, p. 3-11
"M. Félix Vallotton appartient à cette génération d’artistes considérables qui, au lendemain des victoires de l’impressionnisme, dotèrent la peinture, je ne dis pas de formules nouvelles – ce qui supposerait un pédantisme dont ils furent toujours très loin – mais de nouvelles sensibilités, ce qui est plus intéressant et beaucoup plus rare.
Avec MM. Edouard Vuillard, Pierre Bonnard, Toulouse-Lautrec, X.-K. Roussel, Maurice Denis, il fut un de ceux sur qui se fixa, tout de suite, et passionnément, l’attention des hommes qui réfléchissent et qui aiment à enrichir, chaque jour, de plus de richesses acquises, leur petit domaine intellectuel.
Exceptionnellement, malgré leur jeunesse et leur enthousiasme, ces jeunes artistes ne songèrent pas à fonder une école – ce qui est pourtant la raison d’être habituelle de tout groupement littéraire ou artistique. Même, ils dédaignèrent de lancer, à travers le monde, des manifestes aussi arbitraires que retentissants, et, par une nouveauté à peine croyable, ils se refusèrent à décorer d’un mot pompeux qui, généralement, commence en néo et finit en isme, leurs réunions amicales.
Très divers par leurs tendances, leur tempérament, leur éducation, très respectueux des efforts de leurs devanciers, ils avaient, pour se maintenir étroitement unis, d’autres excitants que la gloriole, l’arrivisme, le désir du succès et de l’argent, ils avaient un lien commun plus noble : la volonté de développer, de fortifier, chacun, dans son sens, leur personnalité. Ils avaient surtout l’intelligence, mieux encore, la passion de l’intelligence… Une intelligence supérieure, qui ne restait pas confinée à l’art, à leur art, mais s’étendait à toute la vie.
C’était une joie que leur amitié, et, en même temps qu’une joie, un profit. Pour moi, j’y ai beaucoup appris, même dans les choses de mon métier. Ils m’ont ouvert un monde spirituel qui, jusqu’à eux, m’était en quelque sorte fermé, ou obscur. Et ils ont ajouté au goût que j’ai de vivre, au goût que j’ai de me plaire à la vie, des raisons plus valables, plus saines et plus hautes. Je ne le dis pas sans émotion, ils ont donné à ma conscience, qui, trop longtemps, avait erré dans les terres desséchées du journalisme, une autre conscience.
Et c’est ainsi que, sans esclandre, sans impatiences amères, silencieusement, joyeusement, par les plus beaux exemples d’art et de vie, ils ont, peu à peu, inscrit dans l’histoire de notre peinture, déjà si belle, un de ses plus beaux, de ses plus significatifs, de ses plus émouvants chapitres.
Bien qu’ils soient tous arrivés, aujourd’hui, à la notoriété, que quelques-uns soient devenus célèbres, et cela sans jamais déchoir de leur rêve, automatiquement, pour ainsi dire, et par la mystérieuse force des choses, on les connaît peu. C’est qu’ils vivent dans un cercle choisi, en pleine indépendance, loin des regards tentateurs de la presse, de ses publicités intéressés et de ses déprimantes réclames.
A l’exception des très pénétrantes études que M. Thadée Natanson négligea de rassembler en un livre qui nous manque et dont il faut chercher les feuillets épars dans la collection de revues disparues, nous ne possédons sur ces très importants artistes que très peu de jugements plausibles, très peu de documents exacts. Nous n’avons guère que les bavardages ordinaires, les ordinaires banalités que, dans les quotidiens – hélas si quotidiens ! – répandirent sans trop de profusion, heureusement, nos critiques d’art syndiqués. Autant dire que nous ne possédons rien du tout.
Certes, je respecte infiniment les critiques d’art, et je crois en eux, comme je crois en Dieu. Ce sont de braves garçons. Qu’ils me permettent pourtant de juger insuffisant ce qu’ils ont dit, redit et répété, ce qu’ils diront, rediront et répéteront jusqu’à la consommation des siècles et des bocks.
De M. Edouard Vuillard « que c’est un charmant intimiste », même lorsqu’il couvre les murs, les vastes panneaux décoratifs, de grands horizons qui vibrent dans la lumière, de grands ciels mouvants, de longues processions humaines.
De M. Pierre Bonnard, perpétuellement inventif, tout fleuri de joies, comme un jeune arbre de printemps, et qui nous étonne, chaque fois davantage, par ses trouvailles de grâces et de force : « qu’il est très fâcheux que cet improvisateur insouciant ne se décide pas à dessiner comme tout le monde ».
De M. Vallotton, dont voici une des plus impressionnantes manifestations d’art, qui nous aient été offertes depuis longtemps : « qu’il est scandaleux et sans exemple de naître en Suisse, lorsqu’on veut être un artiste parisien. »
Tout cela est évidemment très joli, et dénote, chez nos critiques, de curieuses préoccupations éthiques, ethniques, voire esthétiques, le diable m’emporte ! Le malheur est qu’elles ne nous renseignent bien que sur leur paresse d’esprit… j’allais dire… sur leur ignorance et leur sottise.
Il est donc désirable et nécessaire que l’histoire de ce groupe et du renouvellement d’art que nous lui devons, soit écrite. Mais elle est très difficile à écrire, cette histoire. Il faudrait, pour y réussir, pour en bien faire comprendre toute la portée, quelqu’un de très rare, peut-être de très ingénu, qui eut, innées en soi, la compréhension de l’art de la compréhension de la vie, c’est-à-dire une conception générale du monde, où l’art et la vie ne fussent pas en antagonisme perpétuel, comme dans les doctrines des moralistes, des sociologues, des philosophes et des savants, mais se mélassent intimement, jusqu’à se confondre, puisque, en réalité, chez les âmes réfléchies et sensibles, ils ne font qu’un…
Mais comment exprimer cela ?
Ce que je pense des critiques, je le pense de soi-même, lorsqu’il m’arrive de vouloir expliquer une œuvre d’art.
Il n’y a pas de pire duperie : duperie envers soi-même, envers l’artiste, envers autrui.
On n’explique pas une œuvre d’art, comme on démontre un problème de géométrie. C’est beaucoup plus simple et infiniment plus mystérieux. Si le cœur vous en dit, on peut exécuter, à propos d’un tableau, d’une statue, des exercices littéraires variés, écrire des « rêveries », qui ne s’accordent jamais d’ailleurs aux préoccupations du statuaire ou du peintre, lesquelles sont autres que les nôtres, et qui ne valent, comme tout ce qu’on écrit, que par l’imagination plus ou moins heureuse qu’on y apporte… Mais démontrer techniquement, ou poétiquement, sans obscurité – ce qui n’est pas démontrable par des chiffres ou par des mots – la beauté d’un accord de couleurs et d’un balancement de lignes, qui souvent sont le sujet même, le vrai sujet d’un tableau… Comment faire ? Le mieux serait d’admirer ce qu’on est capable d’admirer, et, ensuite, de se taire… ah ! oui, de se taire. Mais nous ne pouvons pas nous taire. Il nous faut crier notre enthousiasme ou notre dégoût… Nous sommes d’irréparables bavards… Alors nous ne disons que des choses incompréhensibles, pour faire croire que nous les avons comprises… Nous nous noyons dans les eaux obscures et profondes d’on ne sait quel grimoire… misérablement.
Car l’art est une magie, et c’est le propre de toute magie qu’il y faille un grimoire.
Aussi, je supplie M. Vallotton, pour qui j’ai la plus fervente admiration, de me pardonner toutes les sottises que je dirai, que je ne pourrai pas ne pas dire, à son sujet.
M. Vallotton est un esprit clair, précis, très averti, très cultivé, très passionné. Observateur aigu, parfois un peu amer parce qu’extrêmement sensible, des êtres et des choses, il aime à se jouer parmi les idées, et il met à ce jeu de la grâce, de la force, de la verve et de la profondeur. Je m’empresse de dire que ce n’est point un idéologue, au sens fâcheux que nous donnons à ce mot, et il ne se dessèche pas l’âme dans les théories, lesquelles sont, en général, la revanche des impuissants, des vaniteux et des sots. Comme ceux qui ont beaucoup vu, beaucoup lu, beaucoup réfléchi, il est pessimiste. Mais ce pessimisme n’a rien d’agressif, rien d’arbitrairement négateur. Cet homme juste ne veut pas se leurrer dans le pire, comme d’autres dans le mieux, et il cherche en toutes choses, de bonne foi, la vérité. Ce n’est pas de sa faute s’il ne la rencontre point souvent, rayonnante dans sa nudité légendaire, mais presque toujours habillée de mensonges.
Nul ne possède comme, autant que lui, les ressources de son art. Il a touché à tout : à la gravure, à la sculpture, à tous les genres de peinture, avec une égale maîtrise. Mais c’est dans les grands compositions qu’il parait se plaire le mieux et où son génie, nourri des fortes lecons du classique, se meut le plus à l’aise, semble-t-il. Car c’est un grand constructeur de formes.
M. Vallotton a compris la peinture décorative à sa sa façon, qui est celle des maîtres. Ce qu’il recherche, ce n’est point l’abondance et l’éclat de l’ornement, la stylisation des formes ou leur déformation. Il a pourtant montré, en maints tableaux, qu’il avait un sens merveilleux de la couleur et de l’arrangement. Mieux que personne, quand il lui plaît, il sait être un coloriste très savant, très abondant, très nuancé, dégrader, avec une très fine sensibilité, les blancs et les noirs, faire chanter sur le torse d’une femme les grains d’un collier de corail, draper des étoffes aux tons éclatants ou assourdis, orner les chevelures de brunes et de blondes de voiles légers, de rubans attendris, de fleurs passionnées. Il sait aussi donner aux choses mortes, aux objets familiers, la vie prestigieuse de l’art.
Mais sa discipline est tout autre, et il a le goût de l’absolu. Les grandes conceptions le hantent. Et alors, c’est, sur des fonds unis de ciel ou de mer, à peine mouvants, un peu sévères, et strictement muraux, des groupements, des accords de figures nues, une combinaison logique, serrée, balancée de leur mouvement, de leurs formes, de leurs lignes qui se détachent en contours très étudiés, en modelés impeccables. Et cela est d’une vigoureuse, âpre, sobre et parfaite beauté.
Par là, M. Vallotton s’est interdit tout mensonge et tout « rattrapage ». Il s’est même interdit toute défailance. Répugnant aux concessions, dédaigneux de flatter les goûts du public, par le joli bebête, par le sentimentalisme bas, il va ainsi jusqu’au bout de son idée… Il y va, sans détour, avec une sûreté admirable et une merveilleuse allégresse.
J’ai quelquefois entendu reprocher à M. Vallotton sa froideur, sa sécheresse, son manque de passion.
Son manque de passion ! Etrange reproche, en vérité. Mais je sais d’où il vient. Il vient de cet éternel malentendu, de cette antinomie éternelle, qui existent entre l’art et l’amateur d’art.
Quantité de braves gens, de par le monde, voient la passion, dans les chairs cirées et soufflées. Leur conception de la volupté, de la sensualité, tout au moins, s’accommode de corps de femmes sur la peau de qui rien n’apparait, rien n’affleure de leur structure musculaire ou osseuse, en qui, par conséquent, rien ne vit. Ils se satisfont de jambes bien lisses, de hanches polies à l’émeri, de seins ronds façonnés patiemment à la meule, puis gonflés d’ouate, qu’aucune main, même d’enfant, n’a pétris, qu’aucune bouche, même d’amant, n’a mordus. Et c’est comme si elles étaient mortes, comme si elles avaient toujours été mortes… Et pourvu que cette femme sans vie, qu’ils aiment ainsi construite, selon l’idéal des mannequins de couturière, et des baudruches des magasins de jouets, ait, par surcroit, autour des yeux, un cerne bleu, alors ils délirent et ils disent : « Voilà la passion ! »
Ce n’est point, en effet, celle dont M. Vallotton marque ses figures inoubliablement. Les corps humains, comme les visages, ont des expressions individuelles qui accusent, par des angles, par des plis, par des creux, la joie, la douleur, l’ennui, les soucis, les appétits, la déchéance physiologique qu’imprime le travail, les amertumes corrosives de la volupté. Les corps sourient, comme des lèvres heureuses, ou bien ils pleurent, comme des pauvres yeux affligés. On peut lire toute une existence, sur le corps d’un être, aussi facilement que sur son visage, car, non seulement les corps sourient et ils pleurent, mais ils parlent… et ils expriment, fortement, avec la plus émouvante éloquence, quand c’est M. Vallotton qui les écoute parler, leur humanité et le caractère de leur humanité.
Quand je regarde dette exposition magnifique où, entre les poèmes de chair et d’âme, j’aperçois des paysages qui sont là, comme un repos pour nos émotions, et pour affirmer encore, la grandeur de la vision de ce rare artiste, j’admire cette violence de passion, dont il est animé, et dont frémit son art tout entier. Et j’aime cet absolu dont aucun mécompte, aucune déception n’ont pu faire fléchir, jamais, le tranquille courage.
Je connais des peintres différents de M. Vallotton, j’en connais de plus séduisants, peut-être je n’en connais pas de plus forts.
Octave MIRBEAU"