"Si les hommes de ce temps aiment la peinture avec une passion qui ressemble à de la souffrance, c'est que la peinture représente, dans l'ordre intellectuel, la seule force capable de réagir contre l'anarchie morale nécessaire où nous avons détruit l'un après l'autre tous les dogmes pour refaire dans la lutte nos sens et notre cœur. La peinture est celui de tous nos chants lyriques qui prouve la gloire du monde avec le plus d 'évidence et d 'éclat, car si celui qui peint se refuse à écouter les voix du dehors qui lui dictent le monde, il ne saura jamais entendre les voix du dedans qui l'entraînent à le célébrer. La peinture ne peut pas [n. p.]
être le langage du désespoir, puisqu'elle ne se réalise qu'à la condition de trouver l'accord d'une passion inquiète et d'un impassible univers.
C'est dans cet accord qu'est la joie. L'art de Toulouse-Lautrec nous fut douloureux à voir, non parce qu'il nous ouvrait des régions tristes et terribles et nous révélait le remords, mais parce qu'il les voyait trop réelles. Il n'avait pas cherché dans la nature ces directions convergentes qu'y découvre une imagination décidée à simplifier et à choisir, et qui sont le lyrisme même de la vie. Kees van Dongen peint les mêmes milieux, et l'enfer est transfiguré.
Il ne peut concevoir et réaliser la peinture que comme la transposition dans un ordre logique des éléments dispersés de l'espace et leur concentration ardente dans le cadre d'un tableau. Qu'importe alors que les joues soient couvertes de plâtre, les lèvres sanglantes, les paupières teintes de vert, que l'horrible couleur des morts soit répandue sur de jeunes visages ? Qu'importe la grimace des pitres, les corps disloqués des femmes acrobates, la tristesse sans lueur du rire et de la joie vendus ? Gantés de noir des seins aux chevilles, ces corps disloqués prennent l'admirable élégance des lignes pleines et souples qui ne s'interrompent pas. La grimace des pitres a la fulguration des fleurs. La couleur des morts, le plâtre des joues, le sang des lèvres, les yeux verts, tout éclate à cause des fonds volontaires qui transforment le ciel, les crépuscules et la lueur des lampes en nappes royales [n. p.]
d'indigos, de rouges et d'orangés. Et nous puisons dans le rire et la joie vendus un enivrement légitime s'ils deviennent l'occasion d'un triomphe de l'harmonie.
Si c'est là de la métaphysique - et il est possible que ce soit là de la métaphysique – elle n'est que l'émanation d'une forte nature de peintre. Le besoin d'arranger les gestes et de combiner les figures selon des rythmes renouvelés et cependant traditionnels que montrent les peintres d'aujourd'hui, ne s'y manifeste pas. Mais le souci de "composer" est sans doute plus particulier aux artistes qui sont nés dans le pays le plus anarchisé du monde. Il exprime l’effort de reconstruction organique que tente la société française sur tous les terrains à la fois. Kees van Dongen est de la nation de Frans Hals. Il fait d’abord de la peinture. Ce qu'il nous doit d'intelligence émancipée, il nous le rend en matière soumise à la seule sensation.
En saturant de plus en plus la tache colorée pour rencontrer la densité des choses au fond de sa richesse infinie et mouvante, en assombrissant ses contours, en organisant ses valeurs, il arrivera lentement à saisir l'instant mystérieux où les volumes de la vie s'affirment tout à coup dans l'étendue circulaire qu’ils révèlent en même temps. C'est quand cette heure décisive sonne que le peintre est digne d'écrire le poème sensuel du monde. Kees van Dongen élargira jusqu'à l'expression de la volupté universelle la passion qui l'attire vers les poitrines étalées, les [n. p.]
jambes ardentes, l'abîme des faces blêmes sous l'ombre épaisse des cheveux. Le jour où il aura rendu l'espace entier silencieusement solidaire de la chaleur qu'exalent tous ces corps inquiétants, cette bestialité qui caractérise sa peinture, et qui est terrible, deviendra quelque chose d 'imposant et de noble, prêt à participer à la conquête de l'esprit. Nous ne pouvons souhaiter des chairs plus ardemment offertes, ni de plus énormes yeux troubles, ni des voiles mieux faits pour laisser soupçonner les flancs furtifs, les taches sombres où notre immortelle angoisse aspire à se renouveler. Nous ne pouvons pas espérer de parfums plus irrésistibles. Nous ne connaissons pas de bijoux plus lourds ni plus chauds. On dirait des bêtes. Ils jettent des feux qui sont comme des tentacules. Ils avancent sur la peau nue comme sur un sable brûlant. En vérité, ici l'esprit affleure. Car la sensualité est esprit. Ce n 'est rien d 'autre qui féconde l'humidité des sépulcres, perce en bourgeons sous la cendre et la neige et fait fleurir les mers.
Que les peintres soient glorifiés. Ils ont le pouvoir d'animer ce qui semble inerte. Ils ont l'orgueil de rendre l'étendue plus large et d 'intensifier la lumière alors que l'ombre du passé s'accumule et que la distance décroît entre l'heure actuelle et la mort. Et la joie qu'ils nous donnent se répand comme une eau plus calme à mesure qu'ils pénètrent plus avant dans la douleur.
Élie Faure [n. p.]"
Recommended Citation:
"Exposition Van Dongen." In Database of Modern Exhibitions (DoME). European Paintings and Drawings 1905-1915.
Last modified Nov 4, 2019. https://exhibitions.univie.ac.at/exhibition/370